Transcription du courrier adressé par Martin DEMOULIN à Henri GREUILLET

 

en date du 30 octobre 1945.

 

 Mon cher ex–chef de kommand

 

        J’ai eu un immense plaisir à recevoir de vos nouvelles. Et je ne manquerai pas de vous en donner des miennes. Nous aurions tant de choses à nous dire et quel plaisir aurions nous à nous rencontrer après les péripéties qui ont suivi notre dernière entrevue et ont fait la séparation à laquelle votre lettre a mis fin.

       Moi, j’ai eu un peu plus de chance que vous, je suis arrivé chez moi le 26 juin.

      Vous rappelez-vous notre nuit du 26 au 27 mars. Notre signal de départ en l’espace d’une heure à 3h du matin. Le désarroi de notre petite société au milieu de la nuit et au milieu du désarroi bien plus grand de DANZIG.

       Les groupes de copains se sont dispersés. Chaque groupe suivant son dernier sort, celui qui lui semblait le meilleur. – Et nous ne nous sommes plus revus.- Nous, tous les hommes de ce kommando ayant forgé des liens indéfectibles, nous sommes éloignés, en un clain d’œil, les uns des autres et jamais plus ne reverrons-nous cette famille du kommando HEYKING. Nous reverrons des copains, certes, mais la plus grande partie, nous ne les reverrons jamais.

      Nous, nous avons pris la route d’Elbing. Et sans l’avoir vécu, vous devez savoir et vous douter de note randonnée. Une colonne interminable sur 2 rangs jusqu’au passage (par bac) de la Vistule pour se diriger sur Stutthof. Civils, voitures de l’armée, de réfugiés, tout était mélangé et ne formait qu’une colonne compacte.

      Sans arrêt les avions mitraillaient cette colonne et lâchaient des bombes. Les méfaits des bombes se répandaient tout au long de la route. Je vous assure que les ordres des sentinelles allemandes ont été impuissants à nous garder sur la route. Dès les premiers avions, nous nous sommes dispersés en éventail dans la nature. D’ailleurs il vient de là une autre séparation entre camarades. Chacun se débrouillait soi-même.

       A huit heures du matin, nous nous trouvions à Bohnesack (Je ne sais pas si vous connaissez) 12 km de Danzig. Là nous avons trouvé un bois –des dunes-. La mer n’était pas très loin. Nous avions simplement longé la côte.

      À cet endroit Bohnesack il fallait trouver un bras de la Vistule (un pont construit par le Génie allemand). Ensuite nous fûmes sous les sapins. Nous croyions être en sécurité, cachés de la vue des avions, mais ce n’était qu’illusions, car ce bois, refuge de tout ce qui refluait de la ville de Danzig (militaires, civils, prisonniers, munitions) était peuplé à l’excès et l’aviation ne se fautait pas d’arroser chaque coin, à tour de rôle, de sa mitraille.

      Aux premières étapes au milieu de ce bois, nous avions comme direction et point final Stutthof. À ce moment j’avais retrouvé Glorie – Ledoux –Robin – Martin et une de nos sentinelles. Nous marchions toujours rencontrant les uns, laissant les autres – arrêtés de temps à autre par une mitraillade d’avion. Mais le temps passait, fatigués, nous décidâmes de faire la pause. Après quelque léger casse-croûte, quelques alertes, déplacements, nous fûmes le petit groupe (Glorie, Ledoux, Robin, Martin, moi, une sentinelle allemande) avec deux-trois soldats allemands stationnant à un abri de leur confectionnement. Notre sentinelle prit conseil. À ce moment nous ne nous trouvions pas très loin du bac devant nous passer sur la bande de terrain « Narhung » où nous aurions rejoint Stutthof. Le conseil fut celui-ci de la part des soldats allemands : le bac ne fonctionne que la nuit. Restez avec nous et nous nous reposerons, et, nous n’irons pas au passeur au début de la nuit, il y a trop de danger et trop de monde. Il vaut mieux se trouver au passeur vers 2h du matin, il y a moins de foule et moins de danger.

      C’est ce qui fut fait. Après avoir donné quelques coups de main à des civils pour se rendre à l’embarcadère, nous nous reposâmes quelques heures dans cet espèce de gourbi tout recroquevillés. Vers deux heures du matin, nous nous décidâmes à partir. Et le fameux groupe partit. Après une petite marche nocturne nous fûmes au passeur. Il y avait beaucoup de monde et nous nous aperçûmes encore une fois que nous n’avions pas droit à la parole. Le bac s’occupait uniquement de passer les voitures militaires et refoulait civils et Prisonniers. Malgré notre insistance, il n’y eu rien à faire. Et nous fûmes refoulés – les SS se trouvant là n’étaient pas commodes.

     Piteux, fourbus on nous enjoignit de rester là, de camper dans une butte à proximité de la rivière.

Nous ne réalisions pas trop et ne savions pas comment nous y prendre.

     Mais il en fut bien ainsi, nous nous regroupâmes toujours sous la direction des sentinelles allemandes en ce lieu « Shivenhorst », lieu de calvaire pour nos derniers moments de captivité. Temps qui dura du 28 mars au 9 mai, jour de délivrance.

     Dans ce bois, dans cette butte , nous avons vécu les plus durs moments de la captivité.

     Le supplice commença par la faim – manque total de ravitaillement.

     Et les avions venaient, voyaient foule dans ce coin et ne distinguaient pas prisonniers ou soldats allemands. Ils mitraillaient, il y eu quelques blessés et morts. Nécessité s ‘ensuivit de faire des trous. Le jour-même 28 mars, nous creusâmes des trous, avec les mains, avec des assiettes, et quelques chanceux avaient des pelles.

     Rassemblés là, prisonniers venant de Danzig, ramassant ceux qui passaient les jours suivants, attendions, quoi, nous n’en savions rien. Fatigués, moral abattu, affamés, nous pensions tant bien que mal, d’après ce qu’on avait voulu nous laisser penser, repartir pour Stutthof, où, soi disant les innombrables baraques du camp de concentration nous auraient abrités jusqu’à la fin.

     Mais nous comprîmes au bout de quelques jours que nous n’irions point à Stutthof, que nos chefs n’avaient aucun ordre nous concernant, ne savaient eux-même quoi faire, ne savaient comment nous ravitailler. D’ailleurs de l’autre côté du bras de la Vistule la vie n’était pas meilleure. Beaucoup plus de prisonniers s’y trouvaient, souffraient de la faim et avaient peut-être moins de sécurité que nous.

     Sur ce bras de la Vistule, les Allemands embarquèrent encore à partir de notre arrivée en ce lieu, des quantités importantes de soldats, de civils, de matériel. Durant les jours suivants, ce coin désert devint une ville. Tout se ruait en ce coin et tout semblait vouloir prendre la fuite devant les Russes. Les Allemands organisèrent là leur dernier point de rembarquement. Pour sauver ce qui leur restait dans le cercle. Ils prenaient là ce qu’ils voulaient ramener dans le centre de l’Allemagne, sur des péniches, (barquettes à la fabrication HEYKING) et allaient les mettre sur des cargos au bout de la presqu’île d’Héla (presqu’île qui est en d’autres termes la bande de terrain commençant à Gottenhafen).

     Ainsi les prisonniers leur servirent encore à quelque chose. Un camp champêtre s’organisa avec appel matin et soir. Enceinte par 2 fils de fer barbelés. Et du travail fut trouvé également, les corvées recommencèrent à la mode Bischofsberg. Nuit pour déchargement des péniches de ravitaillement qui venaient encore. Jour pour faire des corvées de déblaiement de matériel saccagé, de chevaux tués, pour faire des abris.

      Notre question de ravitaillement n’était pas prévue. Mais il y fut paré par la destruction des chevaux. La destruction du bétail et des chevaux faisait partie des opérations de repli. Progressivement de la viande nous fut attribuée.

     On mangea un peu. De la viande de cheval bouillie. On but le bouillon. Ce fut le commencement de la ration soupe une fois par jour. Et les civils en se rembarquant laissaient leur voiture avec toujours un peu de réserves. Il en fut « fauché » farine, pois sec, viande de porc salée, pain. Ainsi nous vécûmes.

      La guerre tirait à sa fin mais le temps était long et dur et nous avions bien souvent du désespoir. Bien des choses pouvaient se laisser penser.

     Il y eu de la pluie, quelques journées froides. Les abris transpercés par la pluie. Des nuits blanches. Des malades. Tout le monde avait la diarrhée. Beaucoup de dysenteries aiguës.

     Ainsi se résument nos derniers jours de captivité. Il faudrait encore rapporter bien des détails.

     Les derniers jours, tout à fait les derniers, on sentait la fin dans tout ce qui nous touchait. Il y eut de la relâche dans la garde. Les intendances se repliant nous firent profiter de leurs réserves (pommes de terre déshydratées, orge concassée, pain biscuit de guerre). Les sentinelles disparurent, il en vint d’autres des troupes de passage. Puis la veille de la fin elles disparurent pour toujours.

     La nuit du 8 au 9 mai nous fut particulièrement pénible. L’artillerie russe s’étant rapprochée, les obus arrivaient jusque dans notre coin et passaient par dessus notre camp. L’aviation russe également s’acharnait dans le secteur, voulant faire lâcher prise par tous les moyens.

     Les pires dangers nous guettaient. Les bombes tombaient à 10m de certains abris de prisonniers. Et, malgré l’effort des aviateurs pour épargner notre camp, si la guerre avait duré un jour de plus, nous aurions eu de grands dégats.

     Après cette nuit blanche, de bonne heure, les premiers bruits de fin des hostilités nous arrivaient. Nous étions durs à le croire, surtout après une nuit semblable. Nous aurions plutôt pensé à une recrudescence de la bagarre.

     Mais il fallut se rendre à l’évidence, le calme était venu, plus un coup de canon, quelques avions venaient mais ne tiraient plus.

      Quelques camarades ayant ramassé des postes de TSF furent vite renseignés. C’était la fin, l’heure la plus belle.

      Les Allemands se désarmaient, se rassemblaient, attendaient l’arrivée de leurs gardiens à leur tour.

      Dans la matinée, l’arrivée des premiers Russes fut signalée. Vers 10h on aperçut quelques chars et un cavalier vint jusque dans notre coin.

     Renseignements pris, MM les Russes furent vite au courant de notre existence dans ce lieu, où ils trouvèrent également prisonniers russes, civils russes, civils de toutes nationalités.

     Ils s’occupèrent tout d’abord de ramasser les soldats allemands. Nous eûmes toute la journée tranquille. Et les premiers contacts avec nos libérateurs se passèrent bien.

     Nous partîmes le lendemain à 4h de l’après-midi de ce coin maudit. –10 mai.

     Il faut vous dire que sur l’insistance de l’adjudant-chef Grand, le camp nous rassemblant là avait été démarqué par des fanions de la Croix Rouge aux coins principaux. Des inscriptions gigantesques, en Russe, à terre « Prisonniers de guerre » placée à l’endroit le plus visible pour l’aviation. Que de ce fait nous avions été passablement épargnés de la part des Russes.

     Je dois vous dire aussi que nous avions laissé nos médecins à Danzig. Nous étions arrivés là, seulement avec les infirmiers de Strohdeich, Holm, AEG,Kriegsmarine, quelques uns évacués de Koenigsberg.

     Nécessité s’ensuivit de parer aux soins des quelques blessés, malades. Nous n’avions comme médicaments et pansements que quelques réserves que chaque infirmier avait portées.

     Ce ne fut pas facile de soigner tout ce monde enclain à la maladie. La diarrhée et dysenterie furent surtout les maladies principales, par suite du manque de nourriture et de la consommation trop grande de la viande de cheval.

     Enfin si nous nous voyions un jour nous parlerions plus en détail de toutes ces choses.

     Les Russes nous dirigèrent du bois de Shibonoest à Danzig

     Nous avons revu Danzig au 11 mai – démoli – saccagé.

     Nous avons séjourné quelques jours à Langfuhr dans les bâtiments se trouvant à la sortie sur la gauche en direction d’Oliva.

     De là nous fûmes dirigés à Bromberg le 16 mai par chemin de fer à partir de Danzig.

     À Bromberg nous avons retrouvé d’autres prisonniers. Beaucoup de ceux d’Heyking : Denil – Pasinette – Allavoine – Duhamel.

     Là nous avons repris une espèce de vie de caserne durant quelques semaines. La garde était prise par des Français eux-mêmes. Je faisais toujours, plus ou moins les fonctions de sanitaire.

     Le ravitaillement donné par les Russes était réduit et se faisait des fois attendre.

     Le grand départ pour le rapatriement se fit le 6 juin.

     Nous avons voyagé du mercredi 6 au dimanche 10, par des voies de chemin de fer défectueuses. Nous nous sommes arrêtés à Kriwiz fin des voies de chemin de fer et zone de jonction des Russes et des Anglais. Nous avons fait 30 km à pied le mercredi 13 juin sous de bonnes averses de pluie pour nous rendre à Shewerin. Là nous nous sommes trouvés avec les Anglais, avons pris le train jusqu’à Lubeck. Nous étions sauvés. La nourriture ne fut plus un souci. Nous fûmes abrités sous des tentes et couverts.

      De Lubeck nous repartîmes , je crois le samedi 16 mai pour ne nous arrêter que le dimanche au matin dans le premier camp français. De ce camp nous repartîmes encore le lendemain lundi 17 et nous fûmes à Lille dans la nuit du 18 au 19 juin après avoir passé en Hollande – Belgique.

     De Lille les trains partaient à différentes heures suivant les Régions. Moi j’en repartis à 7 h du soir et au matin 20 juin j’étais à Paris.

     Je suis resté à Paris 4 j. chez des parents et suis reparti le lundi 25 pour arriver enfin chez moi le 26.

     Depuis c’est la fin – La captivité, malgré les souffrances, les anxiétés, les hauts les bas d’espoir les petits bons et grands mauvais moments – les alertes – l’approche du front des derniers jours à Danzig – les Bombardements – La vie dans l’abri- Le départ brusqué – tout ça s’éloigne – ne semble plus perceptible du domaine de la réalité – malgré que l’empreinte de tout cela se soit inscrite sur une « table de Bronze ».

 

     Au Revoir.

 

     J’espère encore avoir de bonnes nouvelles de vous. Je vous en redonnerai des miennes. Et nous nous tiendrons au courant. Car une étape malheureuse de la vie s’est écoulée durant ces 6 ans. Mais la vie reste encore, reste encore à « vivre », et, du nouveau reviendra. Sans se préoccuper de nos goûts et de nos appréhensions. Les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

 

                                                                                                                                                 Bien cordialement

 

                                                                                                                                                                    Martin DÉMOULIN

                                                                                                                                                                    Jumilhac le Grand

                                                                                                                                                                                     Dordogne

 

Cette lettre de 8 pages retrouvée dans les papiers d'Henri lui a été envoyée par un camarade du Kommando Heyking qui a suivi un chemin de retour bien différent de celui de mon grand-père.

Elle nous donne un éclairage et des informations sur l'évacuation de la ville de Danzig par les Allemands.

Henri et Martin ont fait un choix différent dans la nuit du 26 au 27 mars 1945. L'un a suivi les Allemands, l'autre à choisi d'attendre les Russes.

Les nombreux détails de la lettre m'ont permis de traduire par une carte le chemin de retour.

Le courrier contenait aussi un croquis qui permet de visualiser la zone dans laquelle les Allemands, les civils et les prisonniers de guerre ont du séjourner en attendant de pouvoir évacuer la zone.